Les musiques pop ont changé notre écoute. Comme celles de Steve Reich, les œuvres de Fausto Romitelli en témoignent, dans leurs répétitions obsessionnelles, leurs continuités lancinantes, mais aussi, pour les guitares et basses électriques de Professor Bad Trip, la stridence de couleurs saturées, la vitesse, la torsion. Mais qui est donc ce mystérieux « Professor Bad Trip » ?
En 2001, à l’occasion d’un concert à la Cité de la musique avec l’Ensemble intercontemporain, Véronique Brindeau avait rencontré le compositeur.
Les guitares et basses électriques de Professor Bad Trip semblent faire référence à l’univers du rock. En tant que compositeur, vous intéressez-vous particulièrement au rapprochement entre musique savante et musique populaire ?
Ma musique n’est pas une musique « métissée » ; ce n’est pas non plus une musique « post-moderne ». Je pense qu’aujourd’hui la musique contemporaine, en tant que genre, n’existe plus. Le compositeur doit refléter, ré-élaborer, digérer tout l’univers sonore contemporain. Pas seulement l’univers de la musique savante, mais tout ce qui l’environne. En fait, on trouve cela dans toute l’histoire de la musique, mais au XXe siècle, l’avant-garde savante s’est éloignée de tout ce qui pouvait compromettre la pureté de sa pensée. Ce que je comprends très bien ! L’univers qui se reflète dans ma musique, y compris celui de la musique populaire, est passé au tamis, taillé, épuré, et je ne prends que ce qui m’intéresse, ce que je ressens comme m’appartenant, en refusant tout le reste. Si je me sens « moderne », c’est au sens où je considère la réflexion sur le langage comme fondamentale. La « jolie musique », qui ne cherche qu’à faire passer un moment agréable à l’auditeur, ne m’intéresse pas. À un niveau superficiel, les sons de guitare électrique de ma musique peuvent peut-être faire penser que je suis sous l’influence de la musique rock. Mais il ne s’agit pas de cela. Ce qui m’intéresse, c’est ce grain métallique, épais, violent, et toutes les forces souterraines qui s’y manifestent. Une sonorité totalement différente du son académique de la musique « contemporaine », qui m’a vraiment étouffé.
Que pensez-vous de l’évolution de la lutherie électronique ?
Au plan conceptuel, les nouveautés dans le domaine de la musique avec ordinateur ne sont pas venues de la musique académique mais de la musique populaire. La diffusion fantastique de la micro-informatique, auprès d’un nombre incroyable de jeunes, a stimulé la créativité de personnes qui n’étaient pas passées par la formation traditionnelle, qui n’avaient pas de dogme. Dans certains domaines de la musique techno, on trouve des concepts complètement neufs que la musique contemporaine n’a pas su élaborer. Par exemple, l’idée de remix : le fait de s’emparer d’objets existants, de les traiter, a complètement transformé le mode de pensée. Et cela ne concerne pas seulement quatre, cinq ou cent compositeurs, mais des milliers de gens. Aujourd’hui, les jeunes prennent un son, le mettent dans l’ordinateur, le visualisent, le transforment. Selon moi, c’est un changement historique. Avec cela, on peut faire des choses intéressantes comme des choses banales ou commerciales, mais, pour la première fois, une masse de gens a un contact intime avec le son et en même temps, une abstraction du son lui-même.
D’où vient le titre de votre trilogie, Professor Bad Trip ?
Cette trilogie provient de ma lecture des livres d’Henri Michaux inspirés par son expérience de la mescaline et de drogues hallucinogènes, principalement Misérable Miracle, L’Infini turbulent et Connaissance par les gouffres. Ce type d’approche m’a énormément intéressé. Je pense qu’un certain type de perception, et par conséquent d’écriture, dérivé de l’utilisation de la drogue, a le pouvoir de bouleverser notre parole de compositeur « savant », notre manière de penser le fait artistique. Un compositeur, aujourd’hui, a généralement reçu une formation traditionnelle, et son approche de l’écriture traduit, d’une certaine façon, un mode d’approche très rationnel, filtré par l’intellect, qui est aussi très lié à une lenteur inhérente à l’écriture. L’écriture implique en effet un travail de détail : le geste existe à l’état d’idée, tandis que l’écriture de la partition, ensuite, est lente, filtrée. Malgré cela, ce que je veux exprimer est un monde très différent de celui qui est généralement associé à la musique savante contemporaine. Que ce travail sur le détail, la pensée de la structure et des transformations s’explicite en un horizon symbolique distant, froid, intellectuel, ne m’intéresse absolument pas. La musique rock est bien évidemment un business, et certains musiciens de rock sont de véritables icônes médiatiques, mais une certaine musique rock (je pense par exemple au groupe Nirvana) a cette capacité, par sa dimension physique, son énergie, de communiquer directement. Le compositeur, lui, ne dispose pas de la rapidité d’exécution. Le geste ne lui appartient pas, mais la lenteur. Et plus l’écriture est détaillée, plus l’efficacité est grande. Cioran dit que l’artiste est comme un assassin, qui ne tue pas sa victime de manière quelconque, mais organise lentement le détail de son meurtre.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’expérience de Michaux ?
Dans ses œuvres liées à l’utilisation contrôlée de la mescaline, il y a quelque chose qui ouvre totalement sa sensibilité, son mode de pensée, et qui a changé son langage. Décidément, je reste « moderne » : nous sommes notre langage. Le compositeur est le langage qu’il crée. Il n’y a rien de plus fort, de plus violent, que le langage lui-même. A travers les textes de Michaux j’ai voulu laver, épurer mon expérience de compositeur « savant » en une expérience qui la métamorphose.
« Pour moi, un artiste représente un monde, et sa fonction – quelle que soit la valeur qu’on lui donne – est d’objectiver ce monde. »
Quel sens accorder, selon vous, à une démarcation entre « savant » et « populaire » ?
La différence substantielle est celle de l’écriture. Tout ce que nous apprenons du monde sonore, que ce soit la musique contemporaine, classique, rock ou autre, doit être métabolisé, digéré. Écrire le rock, le jazz, c’est ridicule. L’écriture est le lieu où se vérifie l’écart par rapport à ce que nous recueillons. C’est le travail sur l’écriture qui transforme notre propre langage, fait advenir notre expression. Bacon disait que s’il achevait une toile en ayant le sentiment d’avoir réalisé l’idée initiale qu’il en avait, il considérait qu’il avait échoué. Parce qu’il doit se produire quelque chose pendant la réalisation. Pour un compositeur aussi. Le volcan intérieur doit se manifester.
Pensez-vous que ces musiques, en retour, changent notre écoute ?
Oui, absolument. J’en suis convaincu. La référence à la musique rock ou techno est une petite partie de mes références. Je me sens très influencé par bien d’autres musiques : la musique spectrale, la musique contemporaine italienne, Ligeti, etc. Je suis venu en France parce que je m’intéressais beaucoup à la génération des compositeurs français de l’Itinéraire (Grisey, Murail, Dufourt, Levinas). La musique spectrale a quelque chose de daté, maintenant, mais, avec la perspective que nous en avons, je trouve qu’il y a des points de contact entre l’idée d’élaboration du matériau de la musique spectrale et la recherche intuitive que l’on trouve dans le rock. Une recherche sur la matière, sur le grain. Tout à fait différente sur le plan de la gestion du matériau, mais très similaire comme effet.
Quelque chose manquerait-il à la musique savante ?
Ce n’est pas que quelque chose manque. Le problème de la musique savante, c’est surtout son académisme. J’ai même l’impression que, depuis qu’on parle de « libération » en affirmant qu’il n’y a plus de dogme, qu’on peut faire ce que l’on veut, etc., la situation a empiré ! Je trouve qu’il y a une quantité incroyable de musique inutile. Le fait de s’ouvrir à l’univers sonore ne signifie absolument pas, pour moi, prendre un peu de musique ethnique, rock, mélanger le tout et faire des choses plaisantes. C’est typique d’une certaine culture que je déteste, et à laquelle je m’oppose. On dit souvent que la musique contemporaine s’est mise à « communiquer », qu’il faut en finir avec cette musique qu’on ne comprend pas. Je suis d’accord. Mais pas pour un plaisir vague, ou un intérêt académique. Communiquer, cela signifie ouvrir les yeux sur une réalité. Pour moi, un artiste représente un monde, et sa fonction – quelle que soit la valeur qu’on lui donne – est d’objectiver ce monde. Ce qui m’intéresse dans certaines musiques populaires, lorsqu’elles ne sont pas encore médiatisées, c’est leur opposition violente au pouvoir, qui en fait une espèce d’alternative à un monde préfabriqué, faux, stéréotypé. Ce côté utopique, alternatif, m’intéresse beaucoup. Je crois que nous avons de nouveau besoin d’une contre-culture, comme c’était le cas dans les années soixante, et qu’aujourd’hui, un artiste peut de nouveau avoir pour rôle de s’opposer.
Propos recueillis par Véronique Brindeau, coordinatrice éditoriale à l’Ensemble intercontemporain (Cité de la musique), publiés le 15 septembre 2001
Professor Bad Trip: Lessons I, II, III
- Professor Bad Trip: Lessons I, II, III de Fausto Romitelli (enregistré au Théâtre des Bouffes du Nord, 2013)
- Professor Bad Trip: Lessons I, II, III de Fausto Romitelli (enregistré au Théâtre des Bouffes du Nord, 2013)